Marthe est morte

Il ne fait pas bien chaud ce 31 octobre 1944, et l’hiver sera rude. Marthe Morel, dans le village de Faymont, a allumé sa cuisinière à bois. Pour se réchauffer bien sûr, mais aussi pour cuisiner…

Marthe Morel est la sœur de l’Angéline, la grand-mère de notre fratrie Jobert. Les Morel à Faymont, il y en a depuis bien longtemps, les archives qui pour l’instant remontent jusqu’au 16e siècle en comptent un certain nombre, y compris de nos jours. Le nom de Morel viendrait d’une couleur de peau plutôt sombre, un sobriquet de maure.

carte d'identité Morel Marthe

carte d'identité verso Morel Marthe

permis de circuler de Marthe Morel début années 40

Faymont, pour les plus jeunes qui ne l’ont jamais visité, c’est ce village en haut du mont, comme son nom l’indique. A vélo, on y accède avec peine. Depuis Moffans, on prend la route de la scierie.

Les gens de Faymont n’étaient pas appréciés à Moffans, du moins pas par notre grand-mère l’Angéline ; elle nous interdisait à Roland et moi de fréquenter les filles de ce village. Mais aussi à notre sœur Brigitte et notre cousine Martine de regarder les jeunes gens de Faymont qui passaient, outrageuse provocation, devant chez nous dans l’unique rue. Pourtant, c’était là, à Faymont, qu’était sa maison natale, celle de sa sœur Marthe. Elle y avait de la famille, qu’il nous arrivait de visiter, vivants ou morts, à la Toussaint.

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Église de Faymont début XXe siècle

Sa détestation de Faymont remontait peut-être à certains souvenirs de l’enfance de ses deux fils, dont l’éducation était confiée aux autorités locales : le curé et l’instituteur.

Notre père André avait été maltraité par son institutrice, physiquement et moralement car il venait de Moffans par dérogation.

Notre oncle Gaston, son frère, avait boxé d’une droite aux maxillaires le curé du village et je ne crois pas, mais je n’ai aucun témoignage, que ce bon père ait tendu l’autre joue.

Personnellement, je garde un souvenir d’enfance sympathique de Faymont. Sur le haut, la famille avait d’énormes cerisiers. On y appuyait de longues et légères échelles de bois, on nous équipait d’un cauquin, panier en osier avec couvercle qu’une sangle attachait à l’épaule et dans lequel notre cueillette de cerises était déposée avant d’être vidée dans de grands paniers. Heureusement pour le jeune gourmand que j’étais, durant la première heure, je dégustais ces grosses cerises bien noires qui ensanglantaient ma bouche gloutonne autant que mes doigts. Après quoi, exception faite de la tarte aux cerises du 14 juillet, les cerises étaient distillées par l’Octave dans la gare de Moffans.

Mais, j’appris qu’à la suite d’un héritage probablement mal réparti, ces cerisiers furent détruits, desséchés par des injections prodiguées par des ” déshérités” mécontents. Fâcheux, définitivement !

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École de Faymont de nos jours

Notre grand-tante Marthe était donc à ses marmites, cuisinant, je me demande bien quoi. Pas pourquoi, car si la cuisine retient les petits maris qui se débinent, elle attire, sans aucun doute, le possible mari, invité galant, un nommé Jaccottey, venu je crois de Villers sur Saulnot à bicyclette. Le petit fils du galant racontait avec un grand sourire complice à notre petite sœur Édith, postière à Moffans, que cet homme venait pour “lui tuer ses poules”.

Marthe était une femme élégante et séduisante, mais aussi, elle était célibataire à 25 ans ; une rareté pour l’époque. En outre, c’était une période de rationnement et la nourriture profitait d’avantage à l’occupant qu’à l’occupé. Alors une bonne petite régalade, préalable à quelque vraisemblable marivaudage, c’est indiscutablement motivant pour grimper, sans dérailleur mais en danseuse, les côtes ardues qui conduisent à ce village.

Et ça mijote dans la marmite ; peut être fait-elle grésiller de petits oignons qui, dans son four à bois, iront rejoindre quelques patates et quelques tranches de lard émincées qui feront d’estimables et odorantes pommes boulangères.

Le fumet qui s’exhale du four, le pétillement du bois finement haché pour obtenir un feu vif, mais aussi les propres battements de son cœur amoureux sont les instruments d’une symphonie douce et palpitante, qui couvre, au loin mais pas si loin, le bruit sourd et menaçant du canon.

Car le canon tonne : défense allemande, ou préparation d’artillerie des commandos de la 2e D.B. ? Ce 31 octobre 1944, la libération est proche : depuis le 22 septembre, Moffans a été repris par notre armée d’Afrique qui sera rejointe par le 1er régiment des volontaires de l’Yonne issu des maquis joviniens et environnants. Mais hélas, durant ces 6 semaines, les 8 km qui séparent Moffans de Faymont ne seront pas franchis par nos soldats qui se sont dirigés à l’opposé vers Lyoffans, Magny Jobert, Clairegoutte puis Ronchamp. Les chasseurs d’Afrique doivent attirer l’ennemi sur les Vosges, pendant que De Lattre va s’occuper de nettoyer la trouée de Belfort.

fantassins chalonvillard novembre 44

fantassins français à Chalonvillars novembre 1944

Etait-il français ? était-il américain ? était-il allemand ? Il m’est impossible, lorsque je rédige ce récit, de dire qui tira cet obus qui pénétra par la cheminée et pulvérisa et le fourneau, et la cuisine, et la cuisinière, et le fol amour.

Certificat de sinistré Faymont

Certificat de destruction partielle  de la maison de Faymont

Texte du certificat de sinistré :

Le maire de Faymont certifie que la maison d’habitation et d’exploitation agricole appartenant à Mme Jobert Octave née Morel Angéline, domiciliée à Chagey Haute Saône, a été partiellement détruite par le bombardement du 31 octobre 1944 et que l’occupante, la sœur de Mme Jobert, blessée ayant été évacuée, le mobilier resté intact par le bombardement a été saccagé par les allemands.

A Faymont le 16 février 1945 – Le maire : Morel

Marthe, grièvement blessée, fut acheminée vers la maison de sa sœur et de l’Octave à Chagey.

Elle y mourut le 18 novembre, le jour où les troupes alliées et les résistants locaux libérèrent le village. Ce même jour, alors qu’elle agitait un drapeau tricolore à sa fenêtre du carrefour, Marie Schaffner décéda d’une balle perdue.

Faymont avait été libéré la veille, le 17, par les maquisards bourguignons dits commandos de Cluny.

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La maison de l’Octave et l’Angéline à Chagey de nos jours

Marthe et Marie sont inscrites au monument aux morts de Chagey, Mortes pour la France.

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Monument aux morts de Chagey, on remarquera en-dessous, l’inscription de notre oncle André Fleury, légionnaire, disparu en Indochine

A Faymont,  le nom de Marthe Morel est gravé dans le marbre : morte pour la France… à titre civil.

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On peut se poser la question : Et si Marthe était morte avant ou après le 18 novembre ? Serait elle ainsi honorée ?

Certains mauvais esprits, des envieux, des médiocres, des collabos, s’indigneront sans doute de cette double inscription sur les monuments élevés en l’honneur des glorieux combattants qui sacrifièrent leurs vies à libérer la patrie reconnaissante.

Nous avons peu de héros dans notre famille (Laurent vous parlera peut être d’un soldat de l’Empire). Les usurpateurs de gloire furent nombreux pendant la seconde guerre mondiale, passant de la collaboration à la résistance in extremis.

Dès lors, je clame, déclame et proclame avec fierté que : le décès de notre grand-tante est indiscutablement un fait de guerre… collatéral. Et j’affirme avec ferveur qu’en ces temps de dévastation, de restrictions alimentaires, de limitation du droit fondamental de circuler librement, le badinage et la gastronomie sont des actes éminents  de résistance !

Marthe est morte,

morte pour la France !

Avec la collaboration de :

  • Laurent : dépoussiérage des archives
  • Édith : enquête et filature
  • Marielle : enigma vs ultra

2 réflexions sur “Marthe est morte

  1. Voilà un récit, ou plutôt une histoire (et j’adore qu’on me raconte des histoires) à la fois historiquement et familialement intéressante, nostalgique, tendre et amusante. Une bonne histoire du dimanche, quoi ! Bravo…
    Cette bonne odeur de lardons et d’oignons rissolés m’ont ouvert l’appétit !

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