« Mon » 10 mai 1968

C’était un vendredi matin comme un autre, maussade. La pendule de l’entrée, toujours exacte, marquait 8h15. J’ajustais devant la glace mon nœud de cravate, j’aplatissais quelques mèches rebelles de ma toute naissante coupe Bob Dylan (version acoustique) pour sortir regagner mon bureau de la rue Guillaume Tell.

Sombre bureau dans lequel s’entassaient une quarantaine de bonshommes. Dès le matin, la fumée des cigarettes envahissait la vaste pièce. Chacun avait sa clope au bec. C’était la seule chose autorisée par le magnanime patron. La discussion n’était pas encouragée, exception faite lorsque les filles du bureau voisin grimpaient à l’échelle à la recherche de quelques archives en haut des étagères ; alors, les propos grivois entrecoupés de rires gras ne souffraient pas de réprimandes du chef perché sur son estrade. Nous n’avions que deux calculatrices à manivelles à se partager, cela aussi faisait débat, parfois houleux, mais toléré. Tête dans les dossiers, bouche bée. Soumis, silencieux.

J’attaquais donc les dernières heures des 48 à fournir pour la semaine, avec un sourire intérieur :

Ce soir à la mutualité, il y aurait le gala du Monde Libertaire. Léo Ferré interprèterait son récital en fin de spectacle. Après celui-ci, quelques habitués attendraient que la salle se vide. Léo reviendrait alors sur scène, se poserait sur le siège devant le piano, et nous nous regrouperions autour de lui pour échanger, comme nous le faisions depuis quelques années. Moment de convivialité rare et intense.

1966-67 Leo gala FA1967 Gala F.A. photo Guy Zakarian

Toutefois, ce soir là, rien ne se passa comme à l’habitude. Certes Léo termina son tour de chant par un vibrant « Ni dieu, ni maitre ! », que nous écoutions debout, le poing levé. Puis, Léo céda la place à Maurice Joyeux, animateur incontesté de la Fédération Anarchiste, pour son discours de clôture.

C’est alors que trois jeunes mecs parmi lesquels je reconnus « Pollux », un copain du lycée Vauban à Courbevoie, escaladèrent la scène, bousculant notre Maurice :

« Camarades, l’heure n’est plus à la chanson, mais à la révolution ! Rejoignez les camarades anarchistes sur nos barricades de la Contrescarpe ! »

Ce que je fis, bien sûr, plus curieux toutefois qu’enthousiaste, je le reconnais. Je gravis la Montagne Sainte Geneviève avec en tête des images à la Jules Vallès, ou celles du gavroche de Victor Hugo.

Rêvasseries toutefois loin de la réalité que je découvris en arrivant sur la place. En son milieu, était (déjà) dressée une tente de la croix rouge, devant laquelle brulait un petit feu de bois. Cà et là, quelques courageux entrepreneurs dépavaient ardemment la chaussée. Je revois mon « Pollux » piocher vigoureusement le pavé, manches retroussées. Je n’ai jamais oublié ce petit détail : les deux boutons de manchettes en nacre s’échappant des ses poignets retroussés et s’envolant en scintillant dans la nuit.

Place Maubert Pollux (GZ)Place Maubert : A droite, Pollux (photo Guy Zakarian)

Petit à petit, une barricade s’édifiait à l’angle de la rue Blainville et de la rue Mouffetard. Pourquoi en cet endroit ? Je l’ignore, tout comme je m’interrogeais sur le côté duquel il conviendrait de se placer pour la tenir. « D’où viendra l’ennemi qui te fera héros ? »

Pendant ce temps-là, les riverains apportaient du café, voire même quelques meubles au rebut sortant des caves pour conforter l’édifice contestataire. Les discussions, calmes et souriantes allaient bon train. De la rue Mouffetard, remontaient des badauds et autres curieux qui s’attardaient. Nous étions toutefois assez éloignés de l’épicentre du séisme : la rue Gay Lussac.

D’un transistor allumé à fond par un riverain du premier étage, nous écoutions les reportages sur les affrontements engagés de l’autre coté de la montagne.

J’étais très peu concerné par le mouvement étudiant dont j’ignorais à peu près tout sinon la répression féroce dont il faisait l’objet. Les dirigeants du lycée Pasteur à Neuilly nous avaient écartés des études universitaires mon frère Roland et moi, car pour eux, un vulgaire boursier était évacué systématiquement vers la filière professionnelle une fois passé le BEPC.

Enchainant, la radio nous fit écouter en direct une discussion entre un certain Cohn Bendit et le recteur Roche. J’étais plutôt séduit par l’éloquence tranquille et détachée de cet interlocuteur encore inconnu (pour moi ?). D’autant que celui-ci élargit soudain le débat aux jeunes travailleurs. Je me sentis alors soudain concerné, et ma motivation en ces lieux devint pleine et entière.

Cohn-Bendit

Le va et vient « touristique » se poursuivait tranquillement, certains badauds commentaient, en général de manière bienveillante. Un uniforme toutefois, un polytechnicien dont la base était proche, se gaussa, interpellant les insurgés à propos de notre « barricade d’opérette ». S’ensuivit une escarmouche, quelques échanges de propos disgracieux et de baffes. A la fin de quoi, le pantalon du persifleur devint l’oriflamme fièrement dressé sur la barricade qui d’opérette, devint alors symphonie héroïque.

Parmi les autres « passants », vers 1h, on vit arriver Léo Ferré. Il était soutenu par deux de ses proches, avançant avec peine. Il était affaibli par une profonde dépression causée par le massacre de sa guenon « Pépé » par Madeleine, sa femme, le 7 avril précédent. Ce que nous apprîmes par la suite et alors que rien pendant son récital n’avait trahi sa détresse.

leo pepe

Ce fut beaucoup plus tard dans la nuit que les évènements ont dégénéré. Dans l’obscurité, on vit arriver, en rangs serrés, une importante troupe noire et luisante, casquée, armée de longs bidules en première ligne, puis les fusils lance-grenade légèrement en retrait. Lesquels entreprirent alors un intense bombardement de grenades lacrymogènes et de grenades assourdissantes à tir tendu : la cible choisie en premier fut la tente de la croix rouge et ses occupants. Un massacre gratuit, révoltant. Je sentis ma poitrine se gonfler d’une haine dont je ne me croyais pas capable.  Sans plus réfléchir, je m’armais d’une pioche et d’un pavé et à quelques uns nous nous ruèrent sur les barbares. La haine ne fait pas le nombre, l’assaut fut rapidement repoussé, ainsi que notre deuxième charge et ce d’autant plus facilement que nous n’étions alors plus qu’une dizaine. L’ennemi casqué et botté chargea à son tour, en hurlant, telles les troupes de Shaka Zoulou, balayant tout sur son passage.

affiche-mai-68-beaux-arts-45629a-0@1x

Lâchant armes et munitions, isolé, je pris la fuite à toutes jambes vers la rue du Cardinal Lemoine. La Contrescarpe était submergée par la noirceur des troupes, je me précipitais par une porte cochère, montais au premier étage où je frappais à une porte pour demander asile. Je fus accueilli par une troupe de jeunes étudiants accueillants, aimables, qui m’offrirent un café et un petit fauteuil bancale dans lequel je m’affalais. Pas de questions de mes hôtes, ils paraissaient indifférents au tumulte extérieur, et reprirent à voix presque basse la discussion sérieuse que mon irruption avait interrompue. C’était surréaliste, et j’étais incapable d’écouter leur propos compte tenu de mon excitation intérieure. Enfin, un peu plus tard, apaisé, je fus pris d’une somnolence réparatrice.

Jusqu’à ce que, brusquement, éclate un vacarme époustouflant. Les voisins sortaient de leur appartement, affolés, une épaisse et âcre fumée sortait par la porte palière. Un bébé était resté à l’intérieur et masquant nos visages de serviettes mouillées, nous recherchâmes le bébé guidé par ses cris. Inexplicablement dirent ces voisins, pendant leur sommeil, les troupes ont décidé de tirer dans les fenêtres, brisant les vitres, et y jetant des grenades au chlore. J’étais stupéfait de vivre une chose pareille, cela me semblait irréel, impensable dans notre pays civilisé.

Nous sommes ainsi restés regroupés dans cette pièce en attendant le petit matin. Puis, vers 6h30, je pris congé en remerciant l’aimable compagnie de son accueil bienveillant et leur souhaitais une plus aimable journée que cette nuit agitée.

J’entrebâillais la porte cochère, jetant prudemment un regard circulaire. Les policiers occupaient encore la place, dispersés par groupes de 4 ou 5. A vingt mètres en contrebas de la rue, stationnait une premier secours Hotchkiss des pompiers de Paris. J’entrepris de descendre la rue dans sa direction, d’un pas faussement tranquille. Les flics, après un moment d’hésitation, décidèrent de m’interpeller et me coursèrent, matraque en l’air, poussant des hurlements sauvages.

premier-secours-mousse-hotchkiss-1964-2Le PS HOTCHKISS modèle 1964

Je m’approchais en courant du PS et hurlais aux pompiers :

« A moi la pompe ! »

Ceux-ci me hissèrent à bord du véhicule, tenant les CRS à distance. A peine quelques mots échangés en plus du signal de détresse, ils me conduisirent jusqu’au métro Cardinal Lemoine.

-0-

Je rentrais ainsi à Champerret. Visiblement j’étais attendu.

L’accueil fut cordial :

Maman s’adressa à moi avec un certain sourire :

« Pas la peine de me dire d’où tu viens, je m’en doute ! Et d’ajouter pimpante : Moi aussi, en 44, j’étais sur les barricades rue de Rivoli pour la libération de Paris ».

C’est la réaction du père, ou plutôt son absence de réaction qui m’étonna. Il me dévisagea, d’un regard vide, sans commentaire, sans un reproche… inhabituel.

Je compris dans les jours qui suivirent qu’il cherchait à engager la conversation. J’étais à quelques mois de la majorité civile, et c’était la première fois qu’il entreprenait une telle démarche. Souvent rabroué, moqué lorsque je tentais d’engager une conversation à table avec Roland. Au mieux un haussement d’épaule tenait lieu de réponse. Qui n’a pas fait le Paris-Moffans à coté du père ? sept heures de route, sans échanger un mot, sinon la demande périodique de lui allumer une cigarette.

Je regrette aujourd’hui bien sûr de ne pas avoir su saisir cette main tendue, mais j’étais pris au dépourvu, incapable d’assumer.

Papa à Champerret - recadréePapa à la fenêtre avec probablement Eric. (Collection Laurent)

Dans les semaines qui suivirent, il m’entreprit à plusieurs reprises :

« Mais alors, qu’est-ce que tu veux ? La semaine de 45 heures ? l’échelle mobile ? »

 Je retenais le plus possible ma réponse facile : « Non, je veux tout foutre en l’air ». C’eut été par trop définitif, une fin de non recevoir expéditive.

Le mouvement trainait en longueur, s’enlisait tout à la fois dans les dérives sectaires trotskystes et maoïstes, mais aussi les tentatives de musellement par la CGT et le PCF alliés objectifs du pouvoir gaulliste. Personnellement – et était-ce pour cette raison – je sentais une certaine langueur m’envahir. Peut être aussi, était-ce lié à la fatigue et à la désillusion.

Après la nuit du 24 mai, j’abandonnais le mouvement anarchiste. Folkloriste, mollasson, poussif, il avait refusé de participer à l’incendie de la Bourse. Je décidais alors de n’en conserver que la nostalgie poétique qui reste profondément ancrée dans ma culture personnelle.

Je me rapprochais du PSU de Rocard et son discours autogestionnaire qui me conduisit par la suite vers l’économie sociale et le monde coopératif.

Rocas et MendèsRocard et Mendès France à Charlety le 27 mai

Le père, Papa, ne me lâchait plus, partageant la nuit ma souffrance due cette dépression croissante. Roland était militaire, Maman en maison de repos, il ne voulait plus que je passe la nuit seul dans la chambre isolée des sous off. au 4e étage. Il me fit réintégrer l’appartement afin de mieux s’occuper de moi, muet mais « couvant l’enfant grandi d’un regard paternel » (Baudelaire détourné).

Mon mal de mai (GZ)Photo “mon mal de mai” de Guy Zakarian

Vinrent les élections législatives de juin. Le PSU organisait un « préau » à l’école de la rue Laugier.

Papa décida de m’y accompagner, pour écouter disait-il, mais surtout je crois, pour veiller sur ma santé chancelante. Le débat fut vif, passionné et élégamment contradictoire, car nous bénéficiâmes de la présence de Raymond Aron.

Le philosophe antitotalitaire, ancien condisciple de Sartre dont il ne cessa par la suite de dénoncer le rôle d’idiot utile du PCF, résistant à Londres dès la défaite de 1940, c’est lui qui inculqua les premières notions républicaines à Cordier (alors croix de feu), futur secrétaire de Max, Jean Moulin.

Il disserta de sa voix grave et avec beaucoup d’éloquence et de raison sur les évènements récents et en cours. Son analyse du printemps 68 reste toujours, 50 ans après, une des plus pertinentes.

Papa ne connaissait pas Aron, et réciproquement. Mais ces quelques évocations de mes souvenirs les font entrer par la même porte dans mon panthéon personnel.

Forget 68 ?

(Titre d’un livre de Cohn Bendit)

Bien sûr que non, ce fut une époque où tout le monde se parlait sur les trottoirs avec une grande indépendance de ton, avec fraternité, sans haine, loin des immondes calomniateurs et dénonciateurs des répugnants réseaux sociaux actuels.

Pour beaucoup de cette génération, ce fut une rupture de vie. Plus rien ne fut jamais comme avant.

Personnellement, cette période fit de moi un homme libre : plus de patron, indépendant quasiment toute la vie qui s’ensuivit. Bien sûr, ce ne fut pas toujours sans difficultés diverses, lesquelles ne furent rien, quand on considère la richesse de ce que j’ai vécu sur le plan humain, relationnel, culturel et dans la vie publique et professionnelle. Le jeu en valait vraiment la chandelle.

Don’t forget it, Dany !

2 réflexions sur “« Mon » 10 mai 1968

  1. Je me rappelle le samedi matin.
    Je me lève et trouve les parents autour du transistor. Ils écoutaient Europe N°1 à la recherche de nouvelles du fiston qui avait découché.
    S’en est suivi, peu après, une très longue période d’inactivité, rassemblé avec les autres ados de la caserne dans la cour sous le soleil.
    On comptait les coupures d’électricité, les files d’attente à la station service, puis à la pompe de la caserne où par exception les véhicules privés des résidents avaient eu droit à quelques litres d’essence.
    Rien d’autre, la suite jusqu’en septembre est un grand trou noir.
    De retour au lycée c’était le bordel comparé à l’année précédente. Ça fumait, les cheveux avaient le droit de pousser, des réunions “politiques ” tout le temps. On avait changé d’époque.

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